Présentation du triptyque "Exspectatio"

Quand j'ai lu ce passage ci-dessous recopié,
je me suis dit, c'est incroyable
c'est comme je filme.

Extrait de « Le problème de l’ "exspectation" »
in « L’être du balbutiement – Essai sur Sacher-Masoch »
de Pascal Quignard, Mercure de France, 1969 :







« L’attente creuse vers le fond, en tant que le surgir de la mort. C’est ce à quoi elle se suspend, ce sur quoi l’être se distribue comme être, paramètre absent de ses fonctions, ce à partir de quoi le langage parle, ce à quoi il tâche de se soustraire, ce dont le langage se défend mais qui constitutivement le traverse puisque inauguralement le presse, le hâte : la mort. — La métaphysique classique a particulièrement dénié cet être de la suspension. D’ailleurs, non pas indifféremment. D’une part elle l’a dénié dans la mesure d’une dénégation, excluant et affirmant son rapport à la mort, sa tentative de soustraction à la violence, au dehors, au pire. De l’autre, par cet écart, elle est parvenue à le recouvrir, à dissimuler, à altérer cette altérité même, qui pourtant en sa parole était ce qui était le plus pressant. Ainsi la langue n’y supplée que par l’emprunt anglo-saxon, plus indicatif qu’expressif, de « suspens ».
Le terme n’est peut-être pas le plus utilisable. Nous lui préférons (en partie malgré la vection du « regard », du descriptivisme, en partie parce que, courbant ce terme, Augustin a pu axer la métaphysique définitivement sur la présence, faisant de ce terme un projet, et du projet une modalité de celle-ci, en partie parce que du même coup c’est peut-être une subversion à son niveau de la série et de la coloration métaphysique qui investit l’être comme monde en spectacle, en théorie), le terme latin d’"exspectatio".


L’exspectation » s’inscrit dans le Voir. Mais d’une manière privilégiée. Ni visible, ni horizon, ni écho, c’est ce qui saute du regard. Mais pas le fond en quoi s’adresseraient les formes, les images, les étendues ; non pas le telos à quoi il serait re-gardé, souvenant la visée elle-même ; non pas l’invisible, l’énigme ou l’incertain. L’exspectation ne suspend pas non plus comme l’on met de côté. Elle est ce qui est hors, ce qui excède, et non le contraire, l’opposé, ni l’autre. Elle ne définit même pas l’angoisse, émiettant ses coordonnées métaphysiques. Il n’y a pas d’ad-spect en ce regard, pas de classe où ranger, de synthèse où colliger, de genre où subsumer. Rien ne s’y soupçonne, ne s’y suspecte. Rien qui y plonge, qui y sonde, inspection, introspection. Il n’articule ni infini où se projeter, ni totalité où s’égaler, s’identifier, renvoyer et être traversé de clairvoyance, de per-spicacité. L’exspectation est dans le hors même où elle déplace et se suspend en ce vide différé. Et ce n’est pas indifférent, que le « suspens » provienne, se soit nécessité du fait de l’irruption du cinéma. C’est dans cette nouveauté d’une temporalité de l’image, plus : d’une temporalité-image, d’une kinésis des différences, que naquit cette exigence linguistique, que la langue ne permettait pas. D’où il ne faut pas se fier à cette traduction de l’expectative comme un manque qui se creuse et se suspendrait vers son assouvissement, comme un besoin. Ni comme un désir. Cette attente n’est pas rétention impossible d’un passé qui s’esquive ; elle n’est pas protension à un avenir incertain, à un flou qui ne parviendrait pas à se constituer ; elle n’est pas l’impatience de tel temps sans passé passé, de tel temps sans avenir avenant ; elle n’est pas détention d’un sens indéfini, pas plus que traversée d’un désir, d’un rapport à un non-totalisable creusant une altération que rien ne saurait combler. L’ex-spectatio, dans l’ex-speculum de nul miroir où se rassembler et se poursuivre, dans l’ex-spectaculum de nul Visible où s’ordonner et devenir monde, définit une structure plus complexe. Le « ex » qui l’inaugure rejette paradoxalement la pure visibilité de l’être, mais aussi, dans ce non-rapport visible / invisible, exclut le pur néant. Il semblerait que la mort y creuse, mais ni selon l’être, ni selon le néant.


Les textes de Masoch y avaient conduit à partir de l’attente, dans la corrélation de la mort et du possible. Or cette notion est centrale. L’exspectation entretient un rapport étonnant. La structure du doute éclaire l’exspectation, ce paradoxe d’un délai qui presse, d’une oppression absente. La racine du doute c’est le double. Le dubius, c’est moins l’incertain, l’indécis, le craintif, l’hésitant, que le balancement du double. La dubietas est dualitas. C’est ce qui ne se dit pas univoquement, qui n’a pas pour fond l’univocité de l’être. C’est non pas ce qui se dit à double sens, l’équivoque, c’est ce qui n’a pas de sens. Alors la dubietas reconvoque la relation à la possibilité, qui précisément ne se dit pas univoquement, et dont la nudité est mort. Et du même coup, dans le monde du Visible, peut surgir ce mode étrange de l’ex-spectatio, puissance non-ontologique, non-puissance, surgir de la mort, balancement double au cœur de l’Ouvert, de la séparation où se subordonnent mondes et langages. »


Notes du ve. 23 novembre 2007
Pause de 16h, Musée National d'Art Moderne GP

« L'expérience de lecture de Saint Augustin,
de Jacques de Voragine,
celle d'une promenade
dans la nature, sur un chemin ("Exspectatio")
ou la lecture d'un lieu ("Consolatio"), comme le sens de déambulation dans une église
et la lecture des vitraux ("Relatio")
les expériences de lecture se déroulent
dans la durée
ce sont des cheminements, des tâtonnements,
où beaucoup de choses passent
sans qu'il se passe nécessairement quelque chose.
L'événement marquant est en suspens
attendu
je suis dans l'exspectatio.
Mais quelque chose peut ad-venir,
passer
se passer. »